Dans Psychodramaturgie Linguistique (PDL), le terme « Psychodramaturgie » se compose de deux éléments « psychodrame » d’une part et « dramaturgie » de l’autre. La combinaison de ces deux dénominations a été choisie pour rappeler deux sources spécifiques de notre approche.
Dans le texte « Pédagogie et Thérapie » sur ce site, j’ai tenté de clarifier nos rapports avec la thérapie en raison de notre référence au psychodrame. J’aimerais ici préciser ce que nous entendons par « dramaturgie » quand nous parlons de Psychodramaturgie.
La PDL a, certes, des points communs dans ses sources avec le monde du théâtre et de la formation d’acteurs :
- L’emploi de masques neutres les premiers jours de l’apprentissage avec des débutants[1]
- L’influence du théâtre de la spontanéité de J.L. Moreno, le fondateur du psychodrame, qui était destiné, entre autres, à contribuer à la naissance d’une expression spontanée
- L’utilisation d’exercices issus de la formation d’acteurs (statues, sculptures…) comme échauffements avant de faire un exercice principal
- La technique du théâtre forum d‘Augusto Boal, que nous avons adaptée à l’enseignement des langues (siehe Dufeu, 1992, S. 194-195 et Dufeu, 2003, S. 199-200).
mais l’élément dramaturgique de la PDL repose avant tout sur le respect de principes dramaturgiques que nous utilisons dans la création d’exercices et dans le choix de textes. Ce sera l’objet de cette contribution.
Nous présenterons d’abord quelques aspects dramaturgiques de la PDL, puis le déroulement de deux exemples concrets (un exercice de projection et une activité à partir d’un texte littéraire) pour illustrer la construction possible d’une séance de PDL qui repose sur ces principes dramaturgiques.
1. La dimension dramaturgique en PDL
Le terme „dramaturgie“ en PDL est pris non au sens théâtral, mais au sens structurel, comme nous parlons par exemple de la „dramaturgie d’un roman“, c’est-à-dire de son mode de construction, de la structuration de l’action dans le récit. Cet emploi s’exprime dans diverses caractéristiques de la PDL.
Le concept d’action
Le mot « drame » signifie à l’origine « action ». Nous devons à Moreno le fondateur du psychodrame, le concept d’action dans notre travail. Au lieu de partir d’un manuel, pour apprendre la langue étrangère, nous partons d’un „dispositif relationnel“ [par exemple le double, le miroir[2], la rencontre polarisée (cf. Dufeu, 1992, 147-167, Dufeu 2003, 180-185), les coussins (Dufeu 1992, 184-191, Dufeu 2003, voir ci-dessous 2.1) …], de situations, de documents (textes, images, photos) ou d’objets qui conduisent à la rencontre et à la communication entre les participants et leur permettent de vivre directement la langue. La langue naît des besoins d’expression des participants dans la situation donnée. La communication se développe en fonction de leur relation et de leur désir d’action.
Le principe de résonance
Un texte uniquement informatif, par exemple sur le temps en Suisse, „Das Wetter in der Schweiz“[3], éveille peu d’intérêt chez les participants. La découverte du texte conduit la plupart du temps à des questions de l’enseignant sur son contenu, donc à une communication verticale de type question-réponse, la réponse se trouvant dans le texte, il s’agit alors en réalité d’un contrôle de la compréhension. La communication est essentiellement d’ordre hiérarchique : le « sachant » pose à l’apprenant des questions dont il connaît la réponse. Dans la phase dite de transfert, on ne peut pas considérer la question : « Comment est le temps dans votre pays ou dans votre pays préféré ? » comme particulièrement digne d’intérêt. L’objectif de cet exercice est d’apprendre un lexique et des structures sur un thème précis, selon donc des critères linguistiques. Cet objectif se centre sur les fonctions métalinguistiques du langage au détriment de ses fonctions essentielles : les fonctions expressives, communicatives et symboliques, or ces trois fonctions peuvent susciter une plus vive résonance chez les participants.Le principe de résonance se trouvait déjà dans le théâtre classique grec, celui-ci traitait, entre autres, des thèmes sociaux et humains qui touchaient directement ou symboliquement les spectateurs. Cela signifie qu’afin qu’une action interpelle le public une identification ou un désir de réaction devait et doit être potentiellement présent.
En PDL nous ne choisissons pas un document (image, dessin, photo ou texte) en raison de son lexique ou de ses structures linguistiques, mais en raison de son potentiel de résonance directe ou symbolique. Avant de nous décider pour un texte ou un document iconographique, nous analysons les thèmes apparents ou latents (ce que nous illustrerons plus bas, voir 2.2.2.3b), en analysant dans quelle mesure ils peuvent interpeller les participants, c’est-à-dire faire naître en eux une résonance intérieure et éveiller leur désir de réaction à ce document.
Le principe des forces dramaturgiques
Nous nous référons en particulier ici à l’ouvrage d’Émile Souriau : Les deux cent mille situations dramatiques[4]. La dynamique d’une situation dramaturgique est portée par la dynamique des forces ou fonctions. Souriau cite six forces possibles, qui peuvent animer un drame.
Des six forces que Souriau propose trois nous semblent importantes. Nous avons adopté pour ces forces une terminologie mieux adaptée au contexte pédagogique : le désir (qui correspond chez Souriau à la Force thématique orientée), l’opposition (L’Opposant), le soutien (La Rescousse).
Ces forces ne sont pas liées à un personnage, elles peuvent, lors du déroulement du drame, se reporter sur un autre personnage ou être remplacées par une autre force. C’est du déséquilibre entre ces forces et du déplacement ou de la disparition d’une force que naît la dynamique de la situation.
L'exemple d'une situation dramaturgique classique peut illustrer le jeu de ces forces dramatiques et par là même un des principes dramaturgiques sur lesquels repose la PDL.
Une jeune fille aime un jeune homme qui l’aime également, les parents des deux côtés sont en accord avec leur union. C’est certes une situation merveilleuse, mais, sur le plan dramaturgique, cette situation est plate, car toutes les forces vont dans la même direction.
Supposons maintenant que le père de la jeune fille désire que sa fille épouse non le jeune homme qu’elle aime mais un riche vieillard, deux forces dramaturgiques contraires vont alors se développer : une dirigée vers un objectif (le désir) et une force contraire (l’opposition) et de chaque côté peuvent se déployer des forces de soutien mises en œuvre par les autres personnages.
Nous avons alors non seulement affaire à une pièce de Molière, L’Avare, mais aux fondements même d’une action dramaturgique. Dans un contexte pédagogique le désir de s’exprimer sera stimulé par la rencontre de ces forces.
Prenons un exemple concret qui illustre la prise en compte de ces forces. En PDL nous avons un exercice qui s’appelle La rencontre polarisée[5]. Voici une brève description de cet exercice.
Après un exercice d’échauffement dans lequel les participants ne disposent que de quatre mots « oui, non, moi, toi » de courts dialogues [6]ont lieu dans le groupe qui se déplace dans la pièce. Ensuite deux participants se rencontrent dans un dialogue composé uniquement de « oui » pour l’un et de « non » pour l’autre. Dans un second temps, après quelques « oui » ou « non » un des protagonistes en fonction de l’intonation ou de son impression spontanée transforme son oui ou son non par une expression verbale. L’autre protagoniste réagit alors verbalement à cette expression et un dialogue naît entre eux. Les deux protagonistes sont soutenus dans cette phase verbale par les autres participants et par l’animatrice[7]. On peut représenter cette situation dans le schéma suivant :
Il ne s’agit pas pour le protagoniste qui dit « oui » d’exprimer automatiquement un énoncé positif ou que celui qui dit « non » dise le contraire, mais que des forces dramaturgiques se mettent en action à travers cet échauffement et acquièrent leur propre dynamique, qu’elle soit positive ou négative.
Quand une ou deux rencontres ont eu lieu suivant ce schéma, les nouveaux protagonistes choisissent, avant de commencer leur dialogue, deux mots en polarité qui leur viennent à l’esprit, par exemple « soleil et lune » ou « petit et grand », « fort et faible », « agneau et loup » …
Dans des activités ultérieures nous passons à des oppositions plus nuancées qui ne reposent plus sur les principes antagonistes de la polarité, mais sur la différence (voir plus bas l’exercice des coussins).
Dans certains exercices nous faisons appel à une quatrième force : la médiation (chez Souriau: l’Arbitre attributeur du bien). Ainsi dans un exercice qui s’appelle « Les interprètes » cette quatrième force apparaît dès le début de l’exercice ; dans d’autres cas, cette force peut entrer en action après une première rencontre entre deux protagonistes pour contribuer à résoudre un problème qui semble insoluble dans la situation de départ ou pour prendre une décision. Nous avons alors la constellation suivante : La présence de ces forces est prise en considération lors de la création d’exercices et lors du choix de textes. Quand nous utilisons un texte ou un document iconographique, ces forces peuvent se trouver dans le document lui-même (voir ci-dessus l’exemple de L'Avare de Molière) ou bien le document contient une force et le lecteur, qui n’est pas en accord avec son contenu (Opposition) ou est d’un avis différent (Différence) constitue une force d’opposition.
Nous illustrerons ces aspects dramaturgiques à l’aide d’un exercice de projection (Les coussins, voir § 2.1.) et d’un texte littéraire (Le retour de l’enfant prodigue d’André Gide, voir § 2.2.).
2. L’accès pratique à la langue étrangère en PDL
Après être entrés individuellement dans la langue étrangère à l’aide d’exercices de double, de miroir (voir le déroulement d’un cours [8]), les participants sont amenés à se rencontrer par deux (rencontre de muets, rencontre polarisée), puis nous arrivons dans ce que nous appelons la dramaturgie de groupe.
Les activités de la dramaturgie de groupe suivent souvent le processus suivant :
Nous allons illustrer concrètement les cinq étapes de ce schéma à travers le déroulement possible d’une activité psychodramaturgique : Les coussins[9].
2.1. La projection comme déclencheur d’une situation dramatique : Les coussins
L’exercice des coussins repose sur une projection de groupe[10] qui conduit à la création de deux personnages imaginaires. Ces personnages se rencontrent dans un dialogue avec le soutien de leur sous-groupe, puis l’activité débouche sur la rencontre de plusieurs participants ou de tout le groupe en binômes. L’activité séparée de deux groupes et la création des deux personnages contribue déjà à la naissance de forces dramaturgiques fondées sur la différence.
Le thème développé par le groupe est souvent une traduction symbolique de la vie du groupe, c’est la raison pour laquelle naissent souvent des forces dramaturgiques très prononcées lors de cet exercice.
La procédure permet que tout le groupe participe à la définition des personnages imaginaires, les participants se sentent donc responsables de leur création. Comme tout le groupe a participé à la création des personnages, il leur est plus aisé de s’identifier au protagoniste qui représente le personnage imaginaire et de le soutenir ou même de prendre son rôle et d’adapter ce rôle à leur propre conception de celui-ci dans une phase ultérieure de l’exercice « le glissement » (voir 2.1.6).
Échauffement : Du tac au tac[11]
Les participants forment deux files qui se tournent le dos, sur un coup de tambourin, la file A se retourne et se fige dans une attitude. Sur un nouveau coup de tambourin, la file B se retourne vers la file A et chaque membre du groupe B adopte une attitude complémentaire à celle de son partenaire du groupe A (par exemple si B tend la main, A peut lui tendre également la main ou au contraire marquer une attitude de refus). Sur un coup double de tambourin, les groupes se tournent à nouveau le dos et un participant qui se trouve à une extrémité de la file A va à l'autre extrémité de sa file, provoquant ainsi un décalage des partenaires. Cette manœuvre sera répétée à chaque phase de l'exercice, ce qui permettra un changement de partenaire à chaque fois. Sur un nouveau signal de l'animateur, ce sont cette fois les membres du groupe B qui se retournent et adoptent une nouvelle attitude. Puis à un second signal ceux du groupe A font une demi rotation et réagissent à l'attitude de leur partenaire... Lorsque l'exercice est bien en place, différentes variantes sont ensuite possibles : introduire le mouvement au ralenti sur tapotement de tambourin, ajouter le son au mouvement, échanger un mot ou une phrase, cet exercice se termine par un court dialogue entre participants...[12]
Étape 1
2.1.1 – Définition des personnages (projection de groupe)
L'animatrice met un coussin ou une chaise à chaque extrémité de la pièce et demande au groupe de se répartir autour de ces deux coussins/chaises.
Les participants doivent définir le personnage imaginaire qui se trouve sur ce coussin / cette chaise[13]. Une seule règle existe : la première proposition est toujours valable. Si quelqu'un dit que c'est une femme qui se trouve sur ce coussin/ cette chaise, personne ne peut dire ensuite qu'il s'agit d'un homme etc.
Lorsqu'elle sent que les personnages sont suffisamment constitués, l'animatrice va d'un sous-groupe à l'autre et indique que ce personnage a un projet que le sous-groupe doit préciser et qu'il pourrait avoir besoin d'aide pour réaliser ce projet. Elle demande à chaque sous-groupe de définir ce projet. Cette indication oriente le groupe vers la future rencontre.
Puis elle demande aux sous-groupes de déterminer quel membre du groupe prendra le rôle du personnage. Celui-ci prend place sur le coussin/la chaise.
Étape 2
2.1.2- Interview des personnages imaginaire
Deux ou trois participants de chaque sous-groupe (D, B, E et I, K, L sur le schéma) sont envoyés pour recueillir des renseignements auprès de l'autre protagoniste comme s’ils étaient des journalistes. Les participants qui restent avec le protagoniste (C, F et H, J) se placent derrière lui et l'aident, si nécessaire, à répondre aux questions. Ils adoptent une fonction de soutien en tant que parents, amis, collègues suivant le rôle du personnage.
2.1.3- Échange d'informations
Les interviewers retournent dans leur groupe et disent à leur protagoniste (A et G sur le schéma) les informations qu'ils ont obtenues. Le protagoniste leur indique quelles données nouvelles sont apparues sur son personnage en raison des questions qui lui ont été posées (voir schéma 1).
2.1.4 – La rencontre des protagonistes
Les deux coussins/chaises sont placé(e)s au centre de la pièce et les protagonistes (A et G) s'assoient dessus. Leur sous-groupe se met derrière eux en demi-cercle pour les soutenir, l’animatrice se place sur le côté, prête à aider l’un ou l’autre.
Les protagonistes se mettent d'accord sur le lieu de la rencontre, cela peut être un parc public, un café, une salle d'attente, un nuage... et ils précisent également l'heure de leur rencontre. Cela permet de situer l'action dans l'espace et le temps et donc d'en définir le cadre.
Les protagonistes aidés par leur sous-groupe et l’animatrice ont un premier dialogue.
Étape 3
2.1.5 - La « recharge » par l’animatrice
Ensuite une phase de recharge permet de renforcer et d'élargir la séquence. Pour cela chaque protagoniste recule d'au moins un mètre. Le demi-groupe se place devant lui en demi-cercle, l'animatrice se met en double derrière un des deux protagonistes, elle lui demande de dire une phrase du début de son dialogue avec son interlocuteur. Partant de cette phrase elle reprend la séquence de son protagoniste en l'élargissant linguistiquement pour lui permettre de disposer de différentes manières d'exprimer sa séquence (cf. Schéma 5). Le protagoniste ne reprend en écho que ce qui correspond à son besoin ou à son désir d'expression. L’animatrice s’adapte à ce qu’il reprend et à la manière dont il le reprend. Un travail d'approfondissement de la langue a donc lieu dans cette phase en jouant en particulier sur la synonymie et en renforçant la fluidité de l’expression.
Pendant ce temps dans l’autre groupe, les participants font des propositions de variantes à ce que dit leur protagoniste.
Avec des participants avancés, la recharge peut être faite par le groupe, le protagoniste reprend ce qui lui plaît dans ce que les autres participants lui proposent. Dans ce cas, l'animatrice corrige les propositions erronées du groupe. Une reprise de l'ensemble de cette séquence de manière continue a ensuite lieu, sans intervention du groupe, avec seulement l'intervention de l'animatrice en double afin de redonner un rythme à la séquence du protagoniste.
Étape 4
Dans de nombreuses activités communicatives[14] ou issues de la pédagogie théâtrale, les exercices se suivent de manière linéaire, c’est-à-dire qu’on propose une activité, puis une autre. Les participants ont certes dans ces exercices l’impression de s’exprimer, mais il leur manque une possibilité de réemploi des nouveaux apports linguistiques pour en faciliter la rétention mémorielle et en acquérir la maîtrise. C’est pourquoi, en PDL, nous travaillons de manière spiroïdale et non linéaire : nous proposons des variantes autour de la même activité afin de pouvoir réemployer une partie du matériel linguistique nouveau proposé par l’animatrice ou les autres membres du groupe dans les phases précédentes et afin d’augmenter la fluidité et l’assurance dans l’expression. Nous proposons donc « le changement dans la continuité »[15], la continuité pour progresser en assurant ses pas, le changement pour ne pas avoir l’impression de se répéter et permettre d’utiliser la langue dans un contexte modifié. Nous allons maintenant illustrer ce procédé de « reprise » à l’aide du « glissement » et du « double glissement » dans cet exercice.
2.1.6 – Le glissement
Les protagonistes retournent à leur place initiale au milieu de la pièce. On peut alors proposer une nouvelle rencontre des protagonistes (Schéma 4) ou une technique que nous appelons « le glissement ». Pour ce faire les deux protagonistes se font face et se déplacent un peu sur leur droite afin d’avoir un nouvel interlocuteur en face d’eux.
Un membre du groupe de A se met en face de G, un membre du groupe de G se met en face de A. Les nouveaux interlocuteurs (L pour A et E pour G) représentent le point de vue de leur protagoniste respectif. Deux dialogues ont alors lieu simultanément entre A et L et G et E. Les autres membres du groupe se répartissent derrière un des deux interlocuteurs de leur sous-groupe pour les soutenir. L’animatrice se place entre les quatre interlocuteurs pour pouvoir les aider linguistiquement ou corriger leur production, si la correction ne trouble pas le déroulement du dialogue[16].
Cette reprise de la séquence avec un nouveau partenaire modifie automatiquement le premier dialogue (2.1.4) qui a une fonction d’échauffement pour ce nouveau dialogue, elle permet également d’initier un renforcement et un élargissement de l'acquis linguistique dans un contexte légèrement différent.
Le double glissement. Il est possible à la suite ou à la place de ce glissement de proposer un second glissement qui implique directement tous les participants. Les deux sous-groupes se font alors face et chaque participant a, en face de lui, un participant de l’autre groupe avec lequel il n’a pas directement communiqué lors de cet exercice. Un nouveau dialogue a lieu parallèlement dans chaque binôme.
2.1.7. De l’oral à l’écrit
Après ces rencontres, l’animatrice peut proposer un exercice écrit en sous-groupes de trois ou quatre représentants du même personnage. La tâche est en relation avec la rencontre précédente des protagonistes et les scripteurs entrent dans des rôles correspondant à la tâche (par exemple en tant que protagoniste une note dans leur journal intime, un courriel ou un SMS à un ami ou à un collègue suivant la situation, ou, en tant que policiers, un rapport ou, en tant que journalistes, un article sur les personnages, leur rencontre…).
Étape 5
2.1.8 – La phase de réflexion
Une partie des corrections linguistiques a lieu directement pendant les étapes 2 à 4, ces corrections conduisent parfois à des questions des participants après leur rencontre. Autant que cela est possible l’animatrice laisse le groupe développer ses propres hypothèses et donner lui-même la réponse aux questions posées ou découvrir les régularités morphologiques ou syntaxiques de la langue cible. Ces réponses correspondent au niveau de connaissances du groupe et leur explication est souvent moins technique que la langue des grammaires[17]. Mais il arrive également que l’animatrice donne d’elle-même une explication ou une règle si elle remarque qu’une erreur se répète et qu’elle peut être utile et économique pour le groupe. Ici aussi elle suit les participants au lieu de programmer un thème grammatical avant qu’un problème apparaisse ou au lieu de donner des solutions toutes faites.
2.2. Les aspects dramaturgiques qui influencent le choix d'un texte comme déclencheur d’une situation dramaturgique
En dehors des exercices de projection, d’identification ou d’associations, nous faisons parfois appel à des documents iconographiques ou à des textes comme déclencheurs d’une situation dramaturgique. Nous aimerions illustrer ici les critères dramaturgiques principaux qui sous-tendent notre choix d'un texte ou d'un document iconographique (dessin, photo...) à l'aide d’un passage du texte d’André Gide : Le retour de l’enfant prodigue [18].
Les critères dramaturgiques de choix d’un texte
Deux types de critères facilitent le choix d’un texte qui stimule le désir d’expression des participants : la présence de forces dramaturgiques dans le texte, et le potentiel de résonance du texte.
La présence de forces dramaturgiques dans le texte de Gide sont clairement définis, puisqu'il s'agit d'un dialogue entre deux frères, le frère aîné, représentant de l'ordre, de la tradition, de la norme... et l'enfant prodigue qui recherche, entre autres, la liberté, les plaisirs de la vie... Ce dialogue illustre une opposition entre deux conceptions de la vie.
Le potentiel de résonance du texte. Pour que les participants aient envie de parler, il importe qu’ils se sentent interpellés par le texte. C’est pourquoi nous proposons aux enseignants de chercher dans les textes qu’ils veulent utiliser en classe les thèmes qu’il contient, car ces thèmes, par leur portée symbolique, vont permettre aux participants de « résonner » aux contenus sous-jacents dans le texte et stimuler leur désir d’expression ou de réaction dans le groupe. Un texte qui provoque de nombreuses résonances thématiques a plus de chance de provoquer des processus d’identification, de distance ou de réaction chez les participants.
La recherche de ces thèmes permet également à l'enseignant.e de préparer un choix d'activités en fonction des résonances potentielles aux thèmes symboliques contenus dans le document choisi.
La recherche des thèmes dans un groupe de formation
Les enseignants forment des groupes de trois à quatre personnes. L’animatrice distribue le texte à chaque participant. Elle demande à chacun de lire individuellement le texte et de noter les thèmes que contient le texte, puis elle leur propose de grouper les thèmes dans leur sous-groupe, ce qui permet souvent de découvrir de nouveaux thèmes par associations, puis elle les invite à communiquer ces thèmes à tout le groupe.
A titre d’illustration, voici les thèmes découverts par les participants de deux modules d’Expression écrite animés dans le cadre de stages BELC avec des enseignants de français originaires de tous les continents :
La rivalité fraternelle/ La dispute/ La place dans la famille/ Le dévouement du frère auprès du père/ L’amour paternel/ Les valeurs familiales/ Les sentiments familiaux/ L’héritage/ Le patrimoine familial/ L’importance des biens matériels/ La richesse.
Le pouvoir/ L’autorité/ Le sentiment de supériorité par rapport au frère plus jeune et au père/ Le désir de domination/ La supériorité/ L’orgueil/ Le sentiment d’avoir agi pour le bien de tous/ Le gardien de la tradition, du dogme
Le reproche/ Le blâme/ Le mépris/ L’accusation / La culpabilité / La culpabilisation / Le jugement / La responsabilité / Le consentement/ La soumission/ La honte/ La jalousie/ L’égoïsme.
Liberté et dépendance / Sécurité et risque/ L’aventure/ L’ennui/ La frustration/ La nostalgie.
Le chaos et l’ordre/ La défense de l’ordre établi/ La discipline.
Le désir de liberté/ L’aventure/ Le désir d’évasion/ Le désir de découverte d’expérience, de savoir / La curiosité/ La prise de risques/ La quête de soi/ La recherche de l’identité et de la différence/ La perte d’identité.
La tolérance / L’absence d’écoute…
Je n’ai fait ici qu’assembler les observations en les classant par thèmes, mais on peut constater la multiplicité des thèmes contenus dans ce texte et donc la diversité des possibilités de résonance chez les participants.
À plusieurs reprises, j’ai constaté que les Français participant au stage éprouvaient plutôt de la sympathie pour l’enfant prodigue, alors que des participants venant d’autres contrées avaient une plus grande affinité pour le frère aîné, représentant de l’ordre, de la loi… La perception des thèmes est donc marquée non seulement personnellement mais aussi culturellement.
La présence de forces dramaturgiques représentées par chacun des deux frères et la diversité des thèmes manifestes ou latents qui irriguent ce texte laissent supposer qu'il offre les conditions requises pour faire naître chez les participants un désir de s'exprimer en raison de leur identification ou de leur réaction à ces personnages et aux thèmes qu'ils transportent.
Il ne reste plus à l'animateur qu'à préparer l'approche de ce texte puis sa dramaturgisation. Celle-ci sera stimulée par la puissance des forces dramaturgiques en présence et par la richesse des résonances qu'il peut créer chez les participants.
En résumé
La dramaturgie constitue une des voies possibles pour améliorer l’acquisition d’une langue étrangère. Les fondements dramaturgiques mentionnés ci-dessus permettent de disposer de critères dans le choix de documents et de mieux structurer la création de nouveaux exercices.
La dramaturgisation de certains exercices contribue, parmi d’autres processus d’acquisition que nous mettons en œuvre, à acquérir la langue en la vivant. Elle stimule chez les participants une expression individuelle et spontanée, elle participe ainsi à la naissance d’une langue personnalisée qui permet d’établir une relation directe entre les locuteurs et la langue étrangère qu’ils acquièrent. Elle respecte certains principes méthodologiques de la dramaturgie linguistique : Suivre au lieu de précéder, Proposer au lieu d'imposer, Accompagner au lieu de diriger... et elle illustre une des voies possibles que peut prendre une pédagogie du chemin orientée vers le participant et le groupe, c’est-à-dire une pédagogie de l’être.
© Bernard Dufeu, 2019.
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[1] Nous devons l’emploi des masques neutres à Willy Urbain, qui les utilisait dans la formation d’acteurs et il a repris leur emploi dans son approche des langues étrangères : l'Expression Spontanée. C’est un cours d’Expression spontanée dirigé par lui en juillet 1977 qui a été à l’origine de notre travail.
Ces masques ont, entre autres, une fonction protectrice, ils favorisent également la concentration sur la voix de l’animatrice/teur en double et sur sa propre voix (pour plus de précisions voir Dufeu, 1992, pp.50.-51, et Dufeu, 2003, 71-72).
[2] Le double et le miroir désignent à la fois des techniques qui sont utilisées fréquemment dans un cours de PDL et des exercices employées les premiers jours d’un cours intensif pour débutants, - le double les deux premiers jours, le miroir les deux suivants - (voir Dufeu, 1992, 147-167 et Dufeu, 2003, 142-170). Dans le double l’animatrice/teur se trouve derrière le protagoniste ; dans le miroir elle lui fait face.
[3] Charlotte Habersack, Angela Pude, Franz Specht (2013): Menschen. Kursbuch A2, 2. Ismaning: Hueber Verlag S. 39.
[4] Souriau, Etienne : Les deux cent mille situations dramatiques. Paris, 1950. Nous devons à Willy Urbain la transposition des théories de Souriau au domaine de l’apprentissage des langues.
[5] D’autres exercices, tels que „La tête de Janus“ partent d’un principe identique mais connaissent un autre déroulement.
[6] Les participants ressentent que le changement d’intonation est accompagné parfois d’une forte modification du sens. L’intonation peut parfois se substituer à des lacunes de vocabulaire. Des interactions très variées sont possibles à l'aide de seulement quatre mots.
[7] Afin de faciliter la lecture du texte nous utiliserons le terme « animatrice » pour désigner à la fois l’animatrice et l’animateur et le terme « participant » pour désigner une participante ou un participant. Ainsi le pronom « elle » concernera l’animatrice, le « il/s » le ou les participants.
[8] Déroulement d'un cours de PDL
[9] Pour une description précise de cet exercice voir Dufeu 1992, S. 184-191 ou Dufeu, 2003, S.188-193.
[10] Comme déclencheur d’une situation, nous partons en PDL d’attitudes corporelles (statues, tableaux vivants…) d’exercices d’expression corporelle ou d’exercices issus de la formation d’acteurs, de déclencheurs mentaux (voyage imaginaire, rêve éveillé, situations réelles ou imaginaires), de déclencheurs verbaux (mot, phrase, expression, proverbes, textes de presse ou textes littéraires.), de déclencheurs visuels (documents iconographiques) etc., qui reposent sur des processus d’association, d’identification ou de projection.
[11] Nous devons au psychodrame l’utilisation d’exercices d’échauffement avant un exercice principal.
[12] Pour une description de cet échauffements et d’échauffements alternatifs à l’exercice des coussins voir Dufeu, 1992, 184-191et 2003, 188-190.
[13] Avec un groupe de plus de seize personnes, il est possible de mettre quatre chaises et d’organiser deux rencontres en parallèle.
[14] Nous pensons ici à des activités issues de l’expression dramatique “Dramapädagogik” en Allemagne ou à celles proposées en Grande-Bretagne dans des séries comme “Ressources book for Teachers » Oxford Univesity Press ou « Books for Teachers » de Cambridge University Press.
[15] Expression utilisée par Georges Pompidou lors de la campagne présidentielle de 1969.
[16] Autrement cette correction sera proposée lors de l’étape 5.
[17] Nous suivons ici le processus de conceptualisation proposé par Henri Besse (voir H, Besse, 1974). Nous donnons ensuite, le cas échéant, la terminologie spécifique des grammaires. Cette technique a cependant ses limites, certaines explications (emploi du subjonctif en français, emploi des temps du passé) demandent une explication directe de l’animatrice cf. Quand les temps s'en mêlent.
[18] Vous pouvez trouver le texte intégral en PDF sur le site suivant : http://www.bouquineux.com/index.php?telecharger=630&Gide